Que vaut réellement la légitimité de la rue que revendique chacune des deux parties, pro et anti-Saïed, avec la prétention de parler «au nom du peuple tunisien»? Presque partout dans le monde, notamment dans des pays occidentaux bien ancrés dans la démocratie, le recours à la rue est devenu symptomatique de la crise de la représentativité décriée par plusieurs chercheurs en sciences politiques.
Dimanche, l’avenue Habib-Bourguiba, principale avenue de la capitale, était scindée en deux. D’un côté, une manifestation programmée, hostile aux dispositions «transitoires» décrétées par le Président Kaïs Saïed, taxé de «putschiste», de l’autre, un regroupement «spontané» de Tunisiens venus soutenir le Chef de l’Etat qui aurait débarrassé le pays des «politiques véreux».
Pour sa part, Naoufel Saïed, le frère du locataire de Carthage, tire la langue aux manifestants hostiles, en écrivant sur son compte Facebook personnel «Le test de la rue… est une promenade pour le Président Saïed ! … Allons vers autre chose ! …».
Dans la presse nationale et internationale, on affirme également que le Chef de l’Etat jouit incontestablement d’un immense soutien populaire. Mais que vaut réellement cette légitimité de la rue que revendique chacune des deux parties, avec la prétention de parler «au nom du peuple tunisien» ?
D’abord, il faut admettre que presque partout dans le monde, notamment dans des pays occidentaux bien ancrés dans la démocratie, le recours à la rue est devenu symptomatique de la crise de la représentativité décriée par plusieurs chercheurs en sciences politiques.
Pour le politologue spécialiste de la communication Karim Bouzouita, il est important d’observer que dans l’histoire politique, la légitimité est tantôt fondée sur un droit divin, tantôt sur une forme de légalité. Mais il peut surgir une forme de «légitimité extralégale» lorsque la démocratie dans son sens strict de recours aux urnes est «dévoyée par certaines pour servir les intérêts particuliers».
«Cette légitimité extralégale peut être incarnée par un leader charismatique, explique Karim Bouzouita. Je pense notamment au Burkinabé Thomas Sankara parvenu au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat. Cette légitimité se fonde sur la relation émotionnelle entre un individu et des foules. On l’appelle parfois «légitimité populaire». Cette «légitimité populaire» est une fonction inverse de la contrainte».
Cette légitimité n’est donc pas fondée sur la raison mais bien sur l’émotion. On ne se soucie plus de la vérité. Ce qui est bien plus important, c’est «l’intime conviction».
«Dans notre société post-tribale, nous souffrons encore du mythe du «despote éclairé». «Une sorte d’homme providentiel, investi d’une mission sacrée. Il est à la fois juste et autoritaire tout en étant désintéressé et animé par un sens moral exemplaire. Cet archétype du gouvernant puritain domine nos imaginaires collectifs, c’est une construction anthropologique bâtie sur les mythes fondateurs de la civilisation islamique comme le Kalife Omar, symbole de justice et d’équité, Ali qui allie la force et le courage, Saladin le sage et le juste ou encore El Hajjaj Ibn Youssef le justicier intransigeant», explique Karim Bouzouita.
Pour revenir à la question de la légitimité, il est indéniable que les détracteurs du Président peuvent eux aussi la revendiquer. Les parlementaires avec tous leurs travers ont eux aussi été élus lors d’un scrutin validé par une instance indépendante et salué par la communauté internationale.
Trancher cette question revient alors à remettre la balle au centre. Autrement dit, consulter, le plus tôt possible, les Tunisiens, c’est-à-dire «Tunisienne, ou Tunisien, inscrit (e) au registre des électeurs, âgé (e) de dix-huit (18) ans révolus le jour précédant celui du scrutin, jouissant de ses droits civils et politiques».
Ces derniers ne peuvent en aucun cas être représentés de manière exhaustive par quelques manifestations sporadiques réunissant quelques milliers de personnes.
Photo : Abdelfattah BELAÏD